Chapitre 22
Une visite à Lonny Gosset
À leur arrivée, Gosset se penchait dans le puits pour y pêcher sa corde à linge, un pied planté dans l’herbe drue de son gazon, l’autre s’agitant en l’air, la tête, les épaules et le bras droit comme avalés par la bouche d’ombre.
Sagement, aucun des navigateurs ne parla avant qu’il ait rattrapé la corde, de peur qu’en s’effrayant il ne basculât dans l’abîme. Vu la surprise qu’il manifesta en entendant la voix du professeur, un tel accident n’aurait pas manqué de se produire. « Aaah ! » hurla-t-il, avant de faire volte-face et de reculer d’un pas mal assuré. Claquant des dents, il les menaça du bout de la corde. L’efficacité d’une telle arme semblait douteuse – c’était sans doute le seul objet à sa portée.
« M. Gosset, je crois, dit Wurzle en tendant la main. Vous ne vous souvenez peut-être pas de nous avoir rencontrés. »
Gosset se faufila derrière le puits et les dévisagea, l’air de se demander s’il voyait là une nouvelle troupe de démons des bois ou, à se fier à leur aspect, des êtres humains. « Vous me connaissez ? demanda-t-il d’une voix éraillée.
— Nous nous sommes rencontrés à la taverne, précisa le professeur, il y a deux semaines de cela.
— Deux longues semaines, dit Gosset.
— En effet, dit Jonathan. Vous vous disiez modiste, il me semble. Et, à voir ces chapeaux, vous l’êtes toujours. »
Apparemment convaincu qu’il n’avait rien à craindre, l’autre laissa tomber sa corde. Escargot se tenait coi.
« Maudits chapeaux », dit Gosset. Il marqua une pause, et ajouta : « Ils ne veulent pas me laisser en paix.
— Les chapeaux ? demanda Dooly, alarmé.
— Les gobelins, cria Gosset. C’est une malédiction. Ils ont cassé mes carreaux. Jeté des crapauds dans mon salon. Hululé dans ma cheminée toute la nuit. On ne peut pas dormir dans des conditions pareilles. Ils ont lâché mes lapins dans la nature et versé de la vase dans mon puits. Maintenant, il faut que je tire l’eau à la rivière. » Les trois navigateurs secouèrent la tête et émirent divers murmures désapprobateurs.
« Une engeance, observa le professeur.
— Ça, oui ! hurla Gosset. Bah ! » Il parut avoir épuisé le sujet, mais ajouta soudain : « Enfin, ce n’est rien, à côté de…» Il s’interrompit et regarda alentour comme s’il soupçonnait les arbres d’espionner ses propos. Puis il toisa les trois hommes – pour s’assurer qu’aucun n’était un nain déguisé, sans doute. Cela fait, il haussa les épaules et entreprit d’enrouler sa corde.
« À côté de qui ? » s’enquit Wurzle. Et ils virent le visage de Gosset devenir rouge comme une tomate. On aurait cru que le sommet de sa tête allait se changer en volcan miniature et cracher un geyser de vapeur.
« À côté de Selznak le nain ? » suggéra le fromager.
Gosset sembla pris de folie à la seule mention de ce nom. Il sauta partout, cingla la paroi du puits avec son rouleau de corde, piétina un bonnet sali que les gobelins avaient laissé choir, poussa des cris inarticulés. Quand il se calma enfin, sous les regards stupéfaits des navigateurs, il commença de tourner en rond au centre de la cour, l’air égaré. Jonathan et Wurzle le prirent chacun par un coude et le guidèrent vers la maison sans mot dire, de peur de déclencher une nouvelle crise. La porte se referma derrière eux, poussée par Escargot.
Le rez-de-chaussée n’était qu’un champ de verre brisé. On avait réduit un fauteuil en miettes, et collé de grosses touffes de bourre à un buste de marbre au port jadis altier, posé sur un guéridon dans un coin de la pièce. Le noble visage était affublé d’une barbe interminable et d’une perruque haute. En d’autres circonstances, le spectacle eût été comique. On avait coincé une petite table en bois dans l’âtre et on y avait mis le feu plusieurs fois, en vain. Des feuilles mortes, des buissons et une souche s’entassaient parmi les meubles retournés.
Le modiste, qui reprenait ses esprits, désigna le fouillis d’un geste vague. « Ils sont venus il y a trois nuits, dit-il d’une voix lasse. Vingt ou trente, qu’ils étaient. Ils ont tout démoli. Je me suis enfermé au premier. Qu’est-ce que je pouvais faire, contre un tel nombre ?
— Rien du tout », lâcha Escargot par inadvertance.
Gosset se figea, les yeux écarquillés d’horreur, avant de demander d’un murmure rauque : « Qui a parlé ? »
Le professeur opta pour la sincérité. « Notre ami, là », dit-il en montrant le vide apparent près de lui.
Sans attendre d’autres explications, le modiste bouscula Jonathan et gravit l’escalier quatre à quatre en hurlant à pleins poumons. Le fromager regarda Wurzle, haussa les épaules et dit, à l’adresse d’Escargot : « Le moment était mal choisi.
— Je sais. Ça m’a échappé. J’avais oublié cette fichue cape. On ferait mieux d’aller le chercher.
— Je m’en charge, décréta Jonathan. Si on monte tous, il va perdre les pédales. »
En haut des marches, un couloir desservait les deux ailes de la maison. Ici aussi, les gobelins devaient s’en être donné à cœur joie, comme en témoignaient les vêtements disparates et les lambeaux de dentelle à rideau qui jonchaient le palier et le couloir. Deux des pieds d’un buffet bas avaient été arrachés, et il avait basculé en avant. Partout, des squelettes de poisson s’entassaient en petits monticules nauséabonds.
Six portes donnaient sur le couloir – deux entrebâillées, quatre fermées. Il lui faudrait aller de l’une à l’autre.
« M. Gosset ? s’enquit le fromager. Ohé, M. Gosset ? » Pas de réponse.
Il essaya la première porte fermée, qui était déverrouillée et donnait sur une pièce vide. La deuxième, verrouillée, celle-ci, ne semblait défendre qu’une penderie ou un placard à linge. Il tourna la poignée de la suivante, qui pivota sur ses gonds. « M. Gosset ? demanda-t-il en scrutant un angle de pénombre. On est des amis, monsieur. On vient chasser ce nain du pays. Débarrasser les bois des gobelins. »
Aucune réaction. Il se pencha – juste ce qu’il fallait pour discerner un lit à baldaquin et un coffre massif. Une lampe de chevet trônait sur la table de nuit au pied de laquelle il vit une pile de livres et une tasse de café. Comme il n’avait guère envie de fouiner plus que de nécessaire, il décida d’inspecter la dernière pièce. Mais, au moment où il se redressait, il entendit une brusque expiration suivie d’un cri sauvage. Sur le mur à sa droite, il aperçut une ombre en mouvement, les bras levés, qui brandissait une chaise de cuisine. Celle-ci s’écrasa sur le coin supérieur et le revers de la porte qui claqua, le projetant dans le couloir. Il tomba à la renverse contre la rambarde du palier. Elle ploya – il la sentit céder, et tâtonna avec frénésie pour trouver une prise. La rambarde oscilla, crissa, craqua, mais lui épargna en fin de compte une chute dans la cage d’escalier.
Le professeur, Dooly, Achab et, sans doute, Escargot se ruèrent à grand fracas vers le palier supérieur, mais il leur fit signe de redescendre. Il s’accroupit, puis se releva d’un bond. S’il avait véritablement poussé la porte, s’il était entré, Gosset lui aurait brisé la chaise sur le crâne, et non sur le bouclier improvisé que le battant lui avait offert. Il attendit, au cas où l’autre voudrait renouveler son assaut. Rien ne se passa. Alors, Jonathan s’avança à pas lents et frappa tout doucement, car il entendait un bruit de sanglots étouffés dans la chambre.
« M. Gosset ? L’homme invisible au rez-de-chaussée est un guerrier elfe vêtu d’une cape enchantée. Il est en route pour le château de Hautetour afin d’avoir un brin de conversation avec Selznak le nain. »
La porte s’ouvrit de quelques centimètres, et le nez du modiste apparut dans la fente ; le reste de sa personne demeura caché dans l’ombre. « Quoi ? demanda-t-il. Des elfes ?
— Tout juste, M. Gosset, dit Jonathan d’un ton amical. On a de la magie elfique de premier ordre avec nous. La fin de Selznak est proche. D’ici vendredi, il ne restera plus un seul gobelin hors du Bois. »
Le panneau s’écarta encore du chambranle, et Gosset jeta un regard dehors. Il parut réfléchir, puis il ouvrit grand la porte et, d’un geste, invita le fromager à entrer. Les vestiges de la chaise gisaient par terre derrière le battant. Ceci mis à part, la pièce était en ordre. Vaste, haute de plafond, elle donnait par une porte-fenêtre sur un local adjacent – une bibliothèque, ou une étude, qui contenait deux fauteuils, un sofa qui avait l’air confortable et une vieille table de lecture en bois sombre. Une porte, la quatrième des six, ramenait dans le couloir. À voir cet endroit, le modiste était amateur de livres. L’examen de la sélection réunie là convainquit Jonathan qu’il s’agissait d’un homme instruit que seules les exactions des gobelins avaient pu pousser à de tels extrêmes de désespoir et de démence.
Gosset ramassa les deux pieds arrière de la chaise, ouvrit une fenêtre et les jeta sur la pelouse, avant d’évacuer le reste du siège. Il resta là, vacillant un peu, et se passa les mains dans les cheveux comme pour se calmer. Le geste parut l’apaiser, mais dérangea l’ordonnancement de sa coiffure. On aurait dit qu’il sortait tout juste, titubant, d’une tornade.
Un flacon d’alcool et plusieurs verres étaient posés sur la table de lecture dans la pièce adjacente. Jonathan ne se serait jamais permis de témoigner d’aussi mauvaises manières en des circonstances normales, mais il les désigna et dit : « Peut-être qu’un verre s’impose, non ? » Gosset hocha la tête.
Poussant la porte-fenêtre, le fromager pénétra dans la bibliothèque. Il retira le bouchon en cristal, huma le contenu et versa un peu de ce qui était donc du cognac dans un verre. Il le tendit à Gosset, qui le vida d’un trait – après quoi le pauvre hère toussa et se racla la gorge pendant un long moment.
Jonathan songea alors qu’il n’était peut-être pas bon que le modiste connût l’existence d’Escargot. Ils s’étaient donné beaucoup de mal pendant leur remontée pour tenir sa présence secrète. Et, alors qu’ils abordaient le camp ennemi, pour ainsi dire, voilà qu’ils tombaient sur un fou et le prévenaient du fait étrange que non seulement ils avaient parmi eux un homme invisible, mais encore qu’il portait une cape elfique enchantée. D’ailleurs, l’aide de Gosset ne servirait à rien. Ils n’allaient pas se lancer à l’assaut du château ou dévaster Hautetour avec une armée. Ils comptaient simplement se faufiler dans le village et attendre qu’Escargot eût volé la montre. S’il fallait en arriver là, ils pourraient sans doute attacher le modiste sur une chaise jusqu’au moment où il serait trop tard pour qu’il les trahît. Si l’affaire tournait mal et qu’ils ne revenaient pas, cependant, un certain Lonny Gosset passerait le restant de sa vie ligoté sur un siège – sort qui n’avait rien d’enviable.
C’est alors que le professeur entra ; le modiste s’affala sur le lit. Dooly et Achab fermaient la marche, semblait-il. Gosset se servit un autre verre de cognac et le sirota, l’air pensif. Puis il soupira, se dépeigna un peu plus et prit la parole avec un calme relatif.
« Ces démons veulent des bonnets, dit-il en scrutant les profondeurs du liquide ambré. Tous ceux que je parviendrai à fabriquer. Si j’arrête de coudre mes bonnets, je ferai mieux de chercher un nouveau foyer. C’est ce qu’il a dit. Ses gobelins doivent porter un bonnet. C’est affreux. Ils en mettent trois à la fois, ils se les chipent et les déchirent. Même si j’en faisais un million par semaine, ils n’en auraient pas davantage, ils ne les garderaient pas plus longtemps. Ils s’en fichent. Pourquoi un gobelin aurait-il envie d’un bonnet ?
« Et ces maudits animaux qui lui appartiennent… tous ces crapauds... tous ces opossums. Ils sont devenus fous. Il y a veillé. Il leur a jeté un sort. Je les ai trouvés en train de ronger la porte de derrière. Ils avaient jeté un lierre par-dessus le mur du jardin et se servaient de cette saleté de pont suspendu pour aller et venir comme des singes. Comme des singes ! » Gosset but une gorgée, secoua la tête d’un air résigné et reprit le cours de son récit.
« J’avais des laitues et des oignons dans le jardin d’hiver. Six rangées de pois chiches et de concombres. Tout a disparu. Ils ne les ont pas mangés, non, ils les ont réduits en bouillie. Ils ont dépaillé l’épouvantail et lui ont mis le feu. Et ils ont dansé autour, oui, six loups et deux cents crapauds. Et les crapauds chevauchaient les loups en croassant comme des diables !
« Il y a deux nuits de ça, j’ai ouvert cette garde-robe, là, et j’ai vu le pire. Des mites. Une douzaine. Elles avaient fichu mon tricot par terre. Elles tenaient toutes des couteaux et des fourchettes. Toutes. Et elles découpaient la manche. Des mites grosses comme une balle de golf, avec des bras et des mains minuscules. C’était affreux. Épouvantable. » Gosset vida son verre et se resservit derechef une ou deux lichettes de cognac.
Le professeur Wurzle chercha le regard de Jonathan, leva les yeux au ciel et, de l’index, se tapota la tempe. Le fromager hocha imperceptiblement la tête, mais Dooly paraissait terrifié. Gosset offrit du cognac à Jonathan, qui s’apprêtait à refuser lorsqu’il songea que, s’il ne contribuait pas à vider le flacon, le modiste verrait sans doute beaucoup d’autres mites manier la fourchette avant la fin de la journée. Il accepta donc un verre d’alcool et fit un clin d’œil au professeur, qui en prit un aussi. Ni l’un ni l’autre n’eut l’idée d’en proposer à Escargot. En fait, Jonathan n’était même pas sûr que le grand-père de Dooly se trouvât dans la chambre et hésitait à évoquer le sujet. Mais, alors qu’on reposait le flacon, quelqu’un s’éclaircit la gorge au voisinage de la porte-fenêtre, et ce bruit eut un effet immédiat sur Gosset qui se remit à trembler de tous ses membres.
Le fromager, redoutant que le modiste ne détalât une fois encore, agita la main dans la direction approximative de son compagnon et dit : « Laissez-moi vous présenter M. Théophile Escargot.
— Enchanté », déclara l’autre avec un certain à-propos.
Gosset promena sur la chambre un regard de bête traquée.
Prompt à réagir, Wurzle décrocha une casquette du porte-chapeaux flanquant la garde-robe et la tendit vers Escargot qui la saisit et s’en coiffa. Le modiste dut juger un couvre-chef en suspension moins effrayant qu’une voix désincarnée, car il parut soulagé. « Une lampée de supérieur ? demanda-t-il.
— Volontiers, camarade, répondit l’autre en cueillant le verre. Tout à fait ce qu’il faut, un jour comme aujourd’hui.
— Ça réchauffe, convint Gosset. Je ne supporte pas le froid. Et ça remonte à loin. » Il se rallongea, comme épuisé, et resta un moment dans cette position. Le silence, gêné, ne dura guère. Le modiste se leva d’un bond, une main en coupe autour de son oreille. Il gagna la fenêtre sur la pointe des pieds et dit, tout bas : « Le brouillard ! » Puis il tomba à genoux pour fixer du regard le marchepied. Les quatre bateliers vinrent se poster derrière lui. En effet, la brise matinale gonflait des écharpes de brume, une brume alanguie qui donnait l’impression de savoir ce qu’elle avait à faire. Au loin, vers le village, on entendait un tapotement assourdi qui évoquait l’image d’un bâton frappant un tronc d’arbre creux. Gosset se laissa aller contre la vitre et y appuya son front et ses mains.
Un nain, coiffé d’un chapeau à larges bords et drapé de volutes grises, remonta l’allée qui conduisait au domicile du modiste. Il portait une cape sombre presque noire (ou plutôt du pourpre profond d’un ciel nocturne), un bandeau sur l’œil, et il paraissait très vieux à cause de son nez long et crochu. Le bâton sur lequel il s’appuyait faisait le double de sa taille, soit environ deux mètres de haut. Sous la cape qui flottait, on apercevait des poulaines qui, elles, demeuraient muettes sur les pavés. On n’entendait que le toc-toc-toc du bâton de marche, qui résonnait à présent dans la pièce même. Selznak serrait entre ses dents le tuyau d’une longue pipe dont le fourneau luisait d’un éclat rouge orangé dans le brouillard et crachait des torrents de fumée blanche, de sorte que le nain semblait créer le linceul vaporeux qui l’entourait.
Lorsqu’il parvint sous la fenêtre, il s’arrêta et leva les yeux vers Gosset qui l’observait, bouche bée, et les bateliers agglutinés autour de lui. Il était inutile d’essayer de se cacher, même si Escargot eut la présence d’esprit d’ôter son chapeau et de le jeter sur le lit. Personne ne douta que Selznak rendait visite au modiste en leur honneur. Il resta un moment campé devant la demeure, comme pour goûter l’expression hagarde de son hôte involontaire, hocha lentement la tête et porta deux doigts à son chapeau, comme pour leur souhaiter le bonjour. Puis il ôta sa pipe de sa bouche et souffla trois ronds de fumée qui s’élevèrent jusqu’à la fenêtre en grandissant et en ondulant dans la brise. Arrivés en face du visage de Gosset, ils parurent éclater telles des bulles de savon et se fondre dans la brume.
Gosset gémit et s’affala. Il secoua la tête et, de la manche de son tricot, épongea la sueur glacée qu’il avait au front. « Malédiction ! » murmura-t-il, avant de se répéter un peu plus fort en pressant de nouveau son visage contre la vitre. Puis, d’un crochet mal ajusté, il abattit son poing sur un carreau et hurla dans le matin brumeux. Des éclats de verre churent en tintinnabulant sur le parquet de la véranda. Mais le nain s’était déjà perdu dans le brouillard, et le toc-toc-toc de son bâton se perdait avec lui, en direction du marchepied.